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LA NATURE COMME ÉQUILIBRE :
UN MYTHE MODERNE !
par Yves BONNARDEL
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Jusqu'au XIXe siècle, la Nature était pensée comme un ordre immuable (la Création, modèle statique), alors qu'on se la représente plus volontiers aujourd'hui en mouvement, comme une histoire (l'Évolution, qui constitue un modèle dynamique). Il n'y a pas si longtemps, il s'agissait donc d'un Ordre, alors que maintenant il s'agirait plutôt… d'un Équilibre. Ce mot, « équilibre », revêt aujourd'hui le sens d'un état idéal, comme le note Estiva Reus, qui ajoute : « On assiste à la résurgence d'une structure très ancienne de pensée religieuse, apparemment laïcisée par le remplacement du mot Dieu par celui de Nature. On la devine par exemple derrière les discours qui élèvent le respect des équilibres naturels au rang de valeur en soi. » (1)
Cette idée d'équilibre que l'on retrouve aujourd'hui mentionnée si fréquemment n'est effectivement jamais que la transcription actuelle des très vieilles idées d'ordre et d'harmonie (2) : « ordre » est désormais une notion qui semble trop figée, alors que celle d'harmonie fait trop explicitement référence aux religions ; l'idée d'équilibre, elle, semble plus scientifique, et incorpore en outre plus facilement le mouvement, la fluidité, le changement graduel, « équilibré », « dans la douceur »… « harmonieux ».
L'idée d'équilibre effectivement introduit paradoxalement une idée d'instabillité structurelle, d'équilibrisme (« L'équilibre de la nature est fait de déséquilibres compensés d'où son dynamisme » - Épines drômoises, janv. fév. 2002), qui convient bien à l'idée d'une Nature non seulement évolutive, mais aussi fragile, aujourd'hui dominée et qui cherche à se défendre comme elle peut, voire qui cherche simplement à se conserver. Le temps n'est plus où l'Ordre était immuable, Tout-puissant (on ne le pouvait attaquer que symboliquement, par des actes contre-nature, mais on n'imaginait certainement pas pouvoir le cerner, assiéger, réduire et vaincre…) et régnait sans partage sur le monde. La Nature actuelle au contraire semble ne tenir que sur (ou : par) un fil, et le moindre faux pas de l'Humanité peut désormais « tout faire dégénérer vers le chaos ». Équilibre, donc, plus ou moins stable, c'est-à-dire, plus ou moins fragile.
En fait, cette notion d'équilibre, qu'on nous enseigne à l'école, qui est reprise dans les magazines, à la télé, qu'on retrouve ad nauseam dans les publications sur la nature, est une tarte à la crème. L'idée d'équilibre, pour ne pas rester complètement creuse, vide de sens, demande à être définie : de l'équilibre de quoi s'agit-il ? En fonction de quels critères est-il défini ? De quelle façon peut-on le déterminer ? Mais dès lors que le terme est explicité de façon à pouvoir réellement signifier quelque chose (et non seulement générer une vague impression de stabilité), on s'aperçoit qu'il ne correspond plus à ce que nous connaissons de la réalité.
Je pense envoyer dans les temps qui viennent plusieurs compte-rendus de bouquins qui vont dans le sens d'une critique de cette notion d'équilibre… Mais prenons déjà quelques exemples tirés de la littérature scientifique écologique, et l'on verra que dans un seul ouvrage généraliste, un ouvrage pourtant de vulgarisation, on trouve nombre de contre-indications. Je me suis amusé à consulter le Dictionnaire de l'écologie (éd. Encyclopédie Universalis/ Albin Michel, 1999), gros volume constitué d'articles d'auteurs différents, et ai collectionné quelques définitions et quelques exemples significatifs.
Généralement, les écologistes, professionnels ou amateurs, ne parlent d'équilibre qu'en évitant prudemment d'en définir les critères, comme le fait de façon toute traditionnelle Pierre Dansereau (article Biogéographie, p. 200) : « Dans un habitat donné, on rencontrera une variété plus ou moins grande d'exploitants (sic !), chacun accomplissant sa fonction telle qu'elle est inscrite dans son patrimoine génétique. Plantes vertes, herbivores, carnivores et réducteurs maintiennent donc localement (et pendant quelque temps) un équilibre qui dépend de leur compatibilité. » Nous avons là la formulation courante de ce qu'on appelle généralement « équilibres naturels » ; on retrouve les poncifs sur la « fonction » des uns et des autres, « inscrite » dans le patrimoine génétique de chacun, mais ce n'est pas ce qui nous intéresse ici ; notons donc simplement que cet équilibre évoqué reste extrêmement indéfini, indéterminé, comme c'est presque toujours le cas. Comment pourrait-on infirmer (ou confirmer) une affirmation aussi vague et imprécise ?
Si nous essayons maintenant d'employer la notion d'équilibre à propos des populations, ce qui semble le plus proche de ce qu'on entend spontanément ou intuitivement par « équilibre dans la nature », nous allons voir que nous rencontrons quelques problèmes :
« A observer la nature, on peut avoir l'impression d'un équilibre : parce que les ressources alimentaires ne sont pas illimitées, parce que d'autres espèces interviennent - compétiteurs ou prédateurs, parasites ou agents pathogènes -, il y a un frein à la croissance. Si cette stabilisation des effectifs que l'on constate dans beaucoup de populations animales ou végétales peut être assimilée à un équilibre de la nature, gardons à l'esprit qu'il s'agit d'un équilibre dynamique (3), résultant de multiples pressions ou interactions antagonistes dont beaucoup traduisent un potentiel d'accroissement considérable simplement contenu. Que l'équilibre vienne à être rompu, et alors telle ou telle espèce deviendra « envahissante » tandis que telle ou telle autre sera vouée à l'extinction. » (Robert Barbault, article « Invasions biologiques », p. 726)
De fait, ce fameux équilibre des populations est souvent rompu. Robert Barbault mentionne bien sûr les invasions de criquets (locustes et criquets pélerins), des campagnols, des « pullulations » fréquentes des méduses, moustiques, pucerons, etc. ; mais il n'y a pas besoin d'aller chercher des événements qui nous apparaissent peu ou prou exceptionnels, et le même auteur pose le problème dans un autre article :
« La question était posée de la généralité, sinon de la réalité de la régulation des populations naturelles. Ne peut-on admettre qu'il existe, à côté de populations dont les effectifs seraient réglés par des processus dépendants de la densité, des populations instables, soumises aux aléas de leur environnement physique et climatique ?
Que sait-on réellement de la fréquence et de l'ampleur de la variabilité des effectifs dans les populations naturelles ? […] A propos des populations d'insectes phytophages, Strong, Lawton et Southwood (1984) font bien apparaître l'extrème instabilité de quelques-unes d'entre elles. Ainsi, l'abondance des chenilles de Dendrolimus pini a varié de l'ordre de 200 000 fois sur 60 générations suivies dans des forêts de pins en Allemagne. Cependant, la plupart des espèces fluctuent beaucoup moins, quoiqu'elles ne paraissent pas étroitement régulées. » (article « Biodémographie », p. 167)
R. Barbault affirme plus loin : « Toute espèce a, potentiellement, la capacité de croître en nombre et de se répandre. Ce sont les circonstances qui font l'« envahisseur réalisé » : les transplantations accidentelles de plantes et d'animaux en fournissent de nombreux exemples. » (article « Invasions biologiques », p. 729)
On est donc loin ici de l'idée que les populations seraient « régulées », que la nature serait équilibrée et qu'on serait effectivement en droit d'imaginer un « fonctionnement type», « habituel », « régulier », « normal » ou « normé »…
N'essayons plus d'adapter la notion d'équilibre aux fluctuations d'une population, et voyons voir si elle est plus justifiée à une plus grande échelle, en ce qui concerne, cette fois, les biocénoses (une biocénose est un assemblage de populations vivant dans un milieu donné, ce qui forme un écosystème) :
« A l'échelle de l'observation humaine, de nombreuses biocénoses paraissent stables : leurs caractéristiques structurales ne changent pas sensiblement d'une année à l'autre. Cette permanence résulte, comme pour tout système biologique, d'un équilibre dynamique entretenu par les flux de matière et d'énergie qui traversent le système.
Bien souvent, cependant, l'environnement d'une biocénose présente des irrégularités temporelles qui ne sont pas des variations cycliques normales : ce sont des perturbations que la biocénose répercute dans son fonctionnement. A chaque fois, elle est ainsi écartée de son état normal, mais est susceptible d'y revenir lorsque cesse la perturbation. Les mécanismes de régulation assurant ce retour peuvent être plus ou moins efficaces et l'on est donc conduit à étudier la capacité de stabilisation d'une biocénose en fonction de l'amplitude des perturbations qu'elle peut subir. » (Maxime Lamotte, Césare F. Sacchi, Patrick Blandin, article « Écologie », p. 406)
Mais les mêmes auteurs soulignent bien vite l'existence de « perturbations passagères, suffisantes néanmoins pour provoquer l'acquisition rapide d'un nouvel état capable de se maintenir même après retour aux conditions initiales ». (idem, p. 407)
Où est alors la notion d'équilibre? Comment la définir, comment fixer des critères qui nous permettraient d'affirmer distinctement qu'un « système » est équilibré ou non ?
Pour l'instant, nous sommes ainsi passés d'ensembles relativement simples (des populations) à des ensembles plus vastes (des ensembles de populations), des espèces aux biocénoses, cette progression se justifiant empiriquement parce que nous avons tendance à considérer que plus le « système » considéré est étendu et diversifié, plus il sera « équilibré », stable, résistant aux aléas divers, indifférent au hasard des circonstances, etc. Or, il s'avère que même cette idée « de bon sens » ne correspond pas à la réalité :
« Le comportement homéostatique (4) de la biocénose pourrait ainsi être lié à une certaine souplesse du fonctionnement, due au fait que des espèces différentes peuvent remplir des fonctions équivalentes au sein du réseau trophique (5). La capacité de stabilisation d'une biocénose dépendrait alors de la complexité de celle-ci : plus la biocénose serait riche en espèces, plus le réseau trophique serait complexe et moins le fonctionnement risquerait d'être enrayé du fait de perturbations fortuites (6).
Cette conception très répandue est toutefois discutable, car ni les recherches théoriques ni les observations dans la nature ne lui donnent de fondements certains ; on sait par exemple qu'il est des écosystèmes qui, bien que plus simples que d'autres, se révèlent plus résistants aux perturbations. » (Maxime Lamotte, Césare F. Sacchi, Patrick Blandin, article « Écologie », p. 407)
Abandonnons donc désormais l'idée que, au moins de façon générale, les populations puissent être, d'une façon ou d'une autre, « équilibrées » ou « (naturellement) régulées ». Ceci dit, la notion d'équilibre, dans l'écologie dont nous entendons quotidiennement parler, ne s'applique pas uniquement aux populations, mais aussi à des « systèmes » plus « intégrés » ( ?) comme les écosystèmes… A un niveau scientifique, la définition (sans doute une parmi plusieurs possibles) est peu parlante : on peut lire, par exemple, toujours dans le Dictionnaire de l'écologie, que « dans un système en équilibre (climax), la biomasse produite est égale à la quantité consommée, décomposée et minéralisée. » (Maxime Lamotte et Paul Duvignaud, article « Écosystèmes », p. 461) Nous avons là une définition précise (mais qui s'écarte un peu de l'intuition que l'on a spontanément de « l'équilibre dans la nature ») de ce qu'on entend par « équilibre d'un écosystème »… mais il est symptomatique que les auteurs nous confrontent dès lors immédiatement (dès les phrases qui suivent) à des contre-exemples :
Le système n'est toutefois pas toujours en équilibre, et une partie de l'énergie fixée est parfois stockée dans l'écosystème. Dans une forêt en croissance, par exemple, un incrément de bois s'ajoute chaque année à la biomasse initiale ; dans une toundra, la litière de matière morte ne cesse de s'accroître à cause de l'activité réduite des décomposeurs ; dans les tourbières, un humus peu décomposé ajoute chaque année une couche de tourbe à celle des années précédentes. La proportion de matière organique morte par rapport à la matière vivante peu ainsi devenir parfois considérable. C'est à des phénomènes de ce type que nous devons les stocks de lignite, de houille et de pétrole que se sont accumulés au cours de l'histoire de la Terre. » (p. 461) Étant donné l'importance des contre-exemples donnés ici, qui concernent de vastes parties de la biosphère, il semble étonnant que les chercheurs en science écologique continuent d'essayer d'utiliser une notion qui semble si peu apte à décrire le « fonctionnement du monde ». D'ores et déjà, il semble évident que la notion d'« équilibre » ne peut absolument pas prétendre au statut de « loi naturelle »...
Plus généralement, nous voyons qu'il reste très difficile de trouver des règles de « fonctionnement » dans la « nature », des « lois » régissant le devenir des écosystèmes ou de tout autre ensemble donné (espèces, ensemble de populations, écosphère, etc.). A la réflexion, cela ne devrait pas nous étonner, étant donné l'extrême diversité des situations, le nombre considérable des paramètres qui dans chaque configuration donnée rentrent en ligne de compte, et simplement le rôle que jouent les « circonstances » (le hasard) dans le devenir de chaque configuration, la rendant unique. On répondra que néanmoins nous ne voyons pas la planète soumise à des changements d'envergure, que les saisons succèdent aux saisons, que les hirondelles annoncent le printemps et les feuilles mortes l'automne… Certes, mais nous n'avons pas de raisons de penser que ces régularités signifient « équilibre », de quelque façon que ce soit : elles signifient simplement « régularités », et non pas « règles », et nous savons bien qu'elles sont tributaires d'un nombre incalculable de variables. Formuler une vision de notre monde en terme d'équilibre signifie nécessairement imaginer que quelqu'un, ou quelque chose, gère ces innombrables variables de façon à suivre un dessein, à conserver une harmonie, à maintenir un ordre, et/ou à organiser une « évolution ». Cela signifie qu'une force, quelle qu'elle soit, corrigerait en quelque sorte activement les influences de toutes ces variables, qui sans cela tirent nécessairement à hue et à dia, pour les « synergiser », pour que leurs effets s'annulent ou se confortent selon un plan complexe préétabli. Cela poserait plus de questions que ça n'en résoudrait, et, surtout, nous n'avons aucune raison valable (je veux dire : inférée des faits, de la réalité) de préférer cette croyance à l'idée que la réalité résulte d'une multitude de causes, d'une infinité d'événements disparates. Lorsque nous regardons sans préjugés « la nature », nous ne discernons plus d'ordre, ni de règle de fonctionnement, ni d'équilibre : tout tire bel et bien à hue et à dia, avec des résultats extrèmement divers.
De fait, la notion d'équilibre, si elle n'est pas précisément explicitée, ne signifie rien d'intelligible et n'offre d'autre intérêt que de rationaliser chez les humains de nos civilisations modernes un « sentiment de la nature » : si l'on tente de préciser ce qu'elle pourrait signifier et à quelle « totalité » ou « ensemble » elle pourrait se référer, elle cesse précisément de pouvoir s'appliquer au « monde naturel ». La notion d'équilibre semble n'offrir aucun intérêt sur un plan scientifique (elle n'est ni descriptive, ni explicative), c'est-à-dire qu'elle ne permet pas d'analyser réellement, ni donc de comprendre, comment « se comporte » la réalité. Il semble plutôt que ce concept d'équilibre s'apparente ici à une approche quasiment esthétique du monde, foncièrement subjective en tout cas, par laquelle on projette sur son environnement les caractéristiques que l'on souhaite y trouver.
Donnons encore un exemple, différent des précédents, qui me semble montrer l'inadéquation de l'idée d'équilibre, les problèmes qu'elle pose. Aujourd'hui, les océans sont véritablement dépeuplés par la pêche massive des poissons des grandes espèces prédatrices (entre autres) des temps jadis. On sait qu'il ne subsiste qu'environ 10% des effectifs d'il y a 50 ans, et que ces populations restent en constante régression. Difficile d'imaginer plus grand chambardement, à une plus vaste échelle (le milieu considéré couvre 70% de la surface de la planète), des « équilibres naturels » ! Pourtant, si les militants écologistes s'alarment, c'est simplement parce qu'ils ne veulent pas voir modifier une « composition » ancestrale de ces milieux, et nullement parce qu'une catastrophe mondiale s'annoncerait - ni non plus, hélas, à cause des souffrances endurées par ces innombrables poissons. Évidemment, les poissons proies (du moins ceux qui ne sont pas eux-mêmes victimes des pêches) ont tendance à se multiplier, mais leur expansion démographique se trouve freinée par le développement d'autres espèces qui, par exemple, se nourrissent de leurs œufs ! S'est donc produit sous nos yeux un « déplacement d'équilibre » (si on veut conserver ce mot) de grande ampleur… Mais qu'appellera-t-on équilibre ? Quand y a-t-il simple déplacement, et non rupture ? Quand considère-t-on qu'il y a disparition d'équilibre, ou simplement changement ? A partir de quand jugera-t-on qu'il y a eu destruction, et non transformation, ou bien encore transition ? Faut-il qu'il y ait catastrophe, mais alors évaluée en fonction de quels critères ? Sur quelle échelle, sur quelle durée ? Bref, pour définir ce qu'est un équilibre, il nous faudrait pouvoir définir ce qu'est une rupture d'équilibre… On n'en sort pas.
De fait, les scientifiques ont bien du mal à utiliser cette notion d'équilibre, qui ne permet absolument pas de décrire l'incroyable diversité des variations des milieux, ni ne permet d'intégrer le hasard des « réponses » évolutives. Mais ils ont aussi beaucoup de mal à s'en défaire ; tout au plus pourra-t-on lire, toujours dans le même Dictionnaire de l'écologie, que « le concept d'équilibre n'a, en écologie, qu'une signification toute relative » (Robert Barbault, article « Invasions biologiques », p. 732). Il s'agit d'un euphémisme. A notre connaissance, il existe pourtant un ouvrage documenté, décisif, qui critique radicalement cette notion d' « équilibre écologique » ou d'« équilibre naturel » ; il ne semble malheureusement pas être lu dans le monde francophone.
Mais laissons le soin de le présenter à David Olivier :
« L'ordre naturel n'a jamais existé. Nous avons compris, ou disons avoir compris, depuis Darwin, que la nature n'existe pas en tant que projet, en tant qu'intention constructrice. L'évolution naturelle se fait sans finalité. Des mutations se produisent au hasard, et subsistent ou non. Nul ordre, nulle finalité. Pendant longtemps, cependant, on pensait pouvoir encore se référer à l'idée d'un équilibre naturel. D'un état de la nature qui, s'il n'était pas perturbé par les êtres humains, subsisterait tel qu'il a subsisté, sinon depuis l'éternité, mais du moins depuis des dizaines de millénaires, et pourrait servir de modèle, de référent à l'idée d'un ordre naturel. Mais l'idée se fait jour qu'une telle conception relève plus du mythe que de la science. Daniel Botkin, professeur de biologie et d'environnement à l'Université de Californie, a exprimé la fracture radicale qu'il y a entre ce mythe, qui a dominé sans partage la pensée environnementale de ce siècle, et la réalité (7). L'histoire de la biosphère est fondamentalement chaotique. Dans l'histoire des glaciations, par exemple, on ne trouve aucune régularité particulière. Elle est une suite d'accidents. Les forêts d'Amérique du Nord n'ont jamais été dans un état stable. Même si on le voulait, on ne pourrait recréer en nul lieu un « état d'équilibre », simplement parce qu'un tel état n'a jamais existé. À aucune échelle de temps. » (David Olivier, « Contribution au débat à la Maison de l'écologie », Cahiers antispécistes n°17, avril 1999, qu'on peut lire sur leur site)
Il semble a priori étonnant qu'une discipline scientifique comme l'écologie s'embarrasse si obstinément de scories idéologiques, essayant envers et contre tout de les rationaliser pour rester en phase avec l'air du temps. Cela manifeste à quel point notre désir est fort de voir la réalité comme « organisée », « ordonnée » ou « équilibrée », bref, comme échappant au chaos et à la contingence. Dans ce Dictionnaire de l'écologie que j'ai tant cité, on ne trouve aucune entrée à « ordre », ni à « harmonie », ni à « lois », ni à « Dieu « , et c'est heureux. Mais on en trouve de multiples à « équilibre », alors qu'on a vu que nos auteurs, soit vident cette notion de tout contenu et l'utilisent comme une incantation d'usage, soit sont obligés de lui mettre des guillemets. Quitte à la prendre avec des pincettes, pourquoi ne pas simplement s'en passer ? Pourquoi à tout prix essayer de donner ses lettres de noblesse scientifique à ce qui n'est finalement qu'une superstition ?
Outre celui que j'ai cité plus haut, il y a sur ce sujet de l'équilibre de la nature, un texte qui qui m'a aidé à me faire une idée sur la question : le chapitre L'« équilibre naturel » du texte « Pourquoi je ne suis pas écologiste », toujours de D. Olivier, Cahiers antispécistes n°7, juin 1993) ; par ailleurs, comme je l'avais annoncé au début, je compte un jour prochain faire une fiche de lecture partielle, sur ce thème, de l'ouvrage classique de James Gleick, La théorie du chaos. Vers une nouvelle science (Albin Michel, 1989), qui va lui aussi tout à fait dans un sens de critique de l'idée d'équilibre. Et également, une fiche de lecture de l'ouvrage du biologiste et écologiste Josef Reichholf, L'émancipation de la vie (Flammarion, 1993), dont les thèses sont centrées sur la notion de déséquilibre, et dans l'introduction duquel il écrit ironiquement :
« Aujourd'hui plus que jamais, on recherche dans la nature les états d'équilibre. L'être vivant qui s'est le plus nettement éloigné de la nature et qui peut pratiquement vivre n'importe où - l'homme - croit avoir découvert dans la loi naturelle de l'équilibre la condition de la survie : curieuse pirouette de l'esprit humain ! »
J'imagine qu'on doit pouvoir trouver des textes intéressants aussi sur internet, dans des revues… de façon générale, je suis très demandeur de toute information supplémentaire sur ce sujet.
Notes :
1. Préface à John Stuard Mill, De la Nature, éd. La Découverte, 2003
2. Équilibre : apport convenable, proportion heureuse entre des éléments opposés ou juste répartition des parties d'un ensemble; état de stabilité ou d'harmonie qui en résulte. (Le petit Robert). On voit combien cette notion a en fait à voir avec des jugements de valeur :
« convenable », « heureuse », « juste », harmonie »… L'inverse d'un équilibre sera un
« déséquilibre », un « dérèglement »…
3. Phys. Équilibre dynamique, entre deux processus opposés qui s'accomplissent à la même vitesse, laissant le système inchangé. (Le petit Robert). La notion d'équilibre dynamique, on le voit, est donc une notion de physique qui ne se laisse a priori que très imparfaitement appliquer à l'écologie.
4. L'homéostasie est la tendance des organismes vivants à maintenir constants leurs paramètres biologiques face aux modifications du milieu extérieur. (Petit Larousse 1996) On voit que l'expression « comportement homéostatique » est ici improprement et abusivement utilisée, impliquant implicitement une vision holiste (est-ce le terme adéquat ?), et sans doute finaliste, de la « nature ».
5. Trophique : qui est relatif à la nutrition d'un individu, d'un tissu vivant.
6. Ces mêmes auteurs notent par ailleurs la difficulté qu'il y a à traiter de ces sujets, en raison « de la relative imprécision des concepts de stabilité et de complexité » ; mais il me semble qu'ils pourraient exprimer la même remarque à propos des notions d'équilibre, bien sûr, mais aussi de « système biologique », etc., auxquelles ces idées de stabilité ou de complexité sont censées référer.
7. Discordant Harmonies, a New Ecology for the Twenty-First Century, Oxford University Press, 1990.